jeudi, décembre 21, 2006

Beauty's where you find it


La beauté, s'accorde-t-on souvent à dire, est une notion subjective. Il faudrait être fou pour nier cette affirmation. Pour ma part, j'en conviens encore plus qu'il est évident qu'objectivement, je ne suis pas une jolie fille. Je ne sais pas si on peut aller jusqu'à me juger laide... peut-être pour certains, oui, et ma foi je ne les en blâme pas. Jamais je n'ai pu supporter ce que me renvoyait le miroir. Je me suis toute ma vie forgé une opinion de moi plus que haute, et la déception a été immense lorsque j'ai enfin bien regardé le miroir en face de moi. Quoi ! j'ai toujours déambulé comme une reine, alors que je ne ressemble qu'à une fille ultra banale, aux cheveux ternes, trop fins, parfois gras ; avec des yeux trop petits, dont la couleur est d'un marron à pleurer ; avec un corps informe, bien loin des canons que laisse entrevoir la petite lucarne de la télé... J'étais attérée mais j'ai vite pris le plis. Pas jolie, tant pis. Je reste dans mon coin, on ne me voit pas, et j'ai fini je crois par y trouver des avantages.
D'ailleurs, le plus grand avantage à ma position de fille un peu moche et commune, c'est que je peux tout observer sans que l'on fasse attention à moi. Je peux me ranger dans un coin de pièce et regarder évoluer les autres, les beaux, les pas beaux (qui attirent plus que moi car ils ont au moins une particularité, celle de ne pas être beaux, alors que moi je n'en ai aucune qui puisse me différencier), les voir s'aimer, se détester, se déchirer, se rassembler. J'en suis exclue mais quelque part, tout ce spectacle est pour moi. C'est une évidence : si l'on m'a faite aussi terne, c'est pour pouvoir profiter de la beauté du spectacle des autres. Leurs mascarades n'auraient aucun sens sans mon regard.
Mais je crois que tout ce que j'ai pu observer jusqu'à ce jour n'a été, au fond, qu'un préambule. Un exercice. Une façon de me dire : regarde bien, apprends à voir, à ne rien laisser passer. C'est ce que j'ai fait, des années durant. Jusqu'au jour où j'ai pu être embauchée par une compagnie de théâtre comme habilleuse et maquilleuse (n'étant pas riches, il leur fallait quelqu'un capable d'assumer ces deux statuts, ce que bien sûr je fais à merveille vu ma position de voyeuse). La compagnie en elle-même n'a pas grand intérêt : ils jouaient leurs propres textes, souvent médiocres, pseudo-tragiques, sans aucune réelle conviction. Mais je faisais semblant d'y croire lorsqu'on m'interrogeait (ce qui n'arrivait que très rarement, vous vous en doutez), histoire de continuer à les observer - à l'observer.
Car bien sûr, il a fallu que je la rencontre. Mon opposé. Il y a l'amour, et la haine ; il y a le bien, et le mal ; il y a le blanc, et le noir ; et il y a elle, et moi. Elle était tout ce que je n'étais pas : belle, différente, attirante, voyante presque. On ne pouvait pas la rater, même dans la rue. Quelque chose en elle attirait le regard. Etait-ce sa beauté ? Sans doute mais je crois qu'il n'y avait pas que ça. Elle était faite pour être regardée, admirée, voilà tout. Sa stature (presque la hauteur d'un mannequin), ses épaules rondes, ses seins volumineux toujours mis en avant (même quand elle voulait les cacher), les courbes de son corps (trop courbées pour être honnêtes), la finesse de son visage... tout appelait le regard. Et moi j'étais fascinée. Sofia (puisque c'était son nom) était la personne pour laquelle j'avais toujours été entraînée à regarder, à scruter. Je la regardais deux minutes, et c'était plus passionnant qu'observer pendant des heures les autres beautés que j'avais pu croiser. Elle avait un côté si doux, et puis si dur en même temps... Il était juste impossible de ne pas la remarquer, impossible de ne pas être sous le charme.
Je crois que ce que j'ai adoré par-dessus tout, c'était l'habiller. La maquiller, non : elle était trop elle au naturel pour que je puisse apprécier dénaturer ce qu'elle était avec mes produits. Par contre, l'habiller était un grand moment. Elle portait souvent des corsets, car elle estimait qu'une vraie actrice de théâtre doit être mince (mais ça entravait bien sûr son jeu et ses capacités respiratoires... malgré toutes ses qualités, ce n'était vraiment pas une grande artiste), et je l'aidais à enfiler les robes qu'on m'apportait (souvent des costumes d'époque, pour donner l'illusion d'un vrai théâtre), souvent compliquées, qui la corsetaient d'autant plus. Il y avait quelque chose d'émouvant dans la fabrication de son personnage : elle y croyait beaucoup malgré ses maigres talents, et c'était toujours très solennellement qu'elle me laissait attacher les noeuds qui lui serraient la taille. Elle ne m'adressait pas un mot, à moins qu'il soit nécessaire, et se regardait constamment dans un miroir. Avait-elle conscience de sa beauté ? Bien sûr. Une conscience aiguë de ses qualités la rendait, disait-on, assez imbuvable. Je m'en moquais : j'aimais à l'observer, non pas à l'écouter parler. Sa peau était toujours très chaude (et très douce), et elle frissonnait à chaque contact des mes mains froides. Je m'en excusais, et elle ne répondait pas. Le meilleur moment, c'est incontestablement celui où elle devait relever ses longs cheveux noirs pour me laisser fermer un col : l'odeur de sa peau et de ses cheveux s'exhalait toute entière avec ce mouvement, et j'aurais pu rester des heures à sentir ce mélange de noix de coco industrielle (elle sortait de la douche) et de discrète fleur d'oranger. Son odeur naturelle ne disparaissait bien sûr pas, et avec ses produits de douche, l'ensemble formait une odeur qu'à l'image de Süskind, j'aimerais savoir retranscrire avec des mots (ou à l'image de Grenouille, réussir à enfermer dans une petite bouteille de verre). C'était bien sûr toujours trop court, et déjà elle relâchait ses cheveux, et se dépêchait d'aller en coulisses pour se tenir prête à son entrée en scène.
Un souvenir de cette époque me poursuit sans relâche depuis lors. Un soir, je ne sais plus lequel, ce devait être un vendredi ou un samedi soir, il faisait encore très chaud (malheureux été indien), je m'apprêtais à entrer dans sa loge pour lui amener sa nouvelle robe de princesse, rouge et or (robe ridicule, au passage). Je poussai la porte, et la vis, assise devant son miroir, avec à ses côtés un homme que je connaissais de vue : un certain producteur qui, disait-on, pourrait aider les acteurs de la troupe à jouer dans un prochain film à succès. Il n'était pas beau, mais quelque chose en lui le rendait attirant, pas sexuellement mais humainement, dirais-je. Ils étaient là, à discuter. Sofia avait constamment les yeux baissés, attitude hautement surjouée pour feindre l'émotion. Je compris rapidement ce qu'il en était : le producteur (je crus comprendre qu'il se nommait Charles) voulait coucher avec Sofia, et cette dernière se refusait quelques temps pour la forme, car il était clair dans sa façon de tenir qu'elle allait accepter. Les mots étaient doux et enrobés de miel, pour cacher une vérité bien plus crue et moins romantique. Ma curiosité et mon vice de voyeuse me poussèrent à les observer dans ce jeu pseudo amoureux. Sofia était en robe de chambre, et en dessous elle n'avait que son corset et ses sous-vêtements. La conversation avançait, et elle laissait petit à petit s'entrouvrir la robe de chambre, dévoilant d'abord ses jambes nues (et quelles jambes), puis ses épaules. Charles alors n'y tint plus, et retira le tissu de fausse soie mauve qui l'empêchait de jouir du spectacle du corps à moitié nu de la belle. Elle minaudait encore lorsqu'il la poussa contre un mur pour l'embrasser (tout en défaisant du coin de l'oeil les lacets du corset noir). Sofia n'était plus qu'une (mauvaise) actrice : regards appuyés, souffle brûlant, gémissements de plaisir... et moi, derrière ma porte, j'étais attérée. Je la savais mauvaise actrice, je la savais ambitieuse, mais je l'estimais tout de même plus qu'une vulgaire actrice porno ! Or le spectacle qu'elle donnait était pathétique, et cruel à la fois. Cruel car je ne pouvais nier la vérité qui me frappait : Sofia ne réussirait jamais dans le cinéma, sa vie serait faite de prostitution masquée, car au fond, quiconque s'intéresserait à elle le ferait simplement pour sa plastique. Son apparence physique la condamnait au sexe sans amour, au sexe par besoin de travail, au sexe par facilité.
Charles ne se déshabilla même pas. Sofia était nue, en sueur, et lui ne défit que son pantalon. Prestement, il mit son caleçon sur ses chevilles, et pénétra celle qui alors n'avait jamais été aussi belle, malgré l'humiliation qu'elle subissait (et je crois, je crois qu'elle savait cette humiliation). Belle parce que quelque part, elle tentait de se donner à fond, malgré le côté misérable de la chose, malgré son dégoût évident pour l'homme qui soufflait comme un boeuf à son oreille qu'"elle était vachement belle". Elle ne pouvait plus, ne savait plus jouer. Les attitudes à la Clara Morgane qu'elle prenait deux minutes plus tôt l'avaient désertée. Elle essayait de sauver un naufrage, un désastre, vaillamment, comme on essaie de sauver une pièce que le public n'apprécie pas. Je crois que j'ai imaginé qu'une larme coulait sur sa joue, c'est même certain, mais ça n'aurait pourtant pas été déplacé. Quelques minutes plus tard, Charles enfin jouit, et se retira de Sofia. Il fit un noeud au préservatif, et le jeta dans la poubelle jonchée de cotons à maquillage usagés. Il griffonna son numéro sur un papier qui traînait, remonta son pantalon, et balança quelques phrases qu'il imaginait apropriées à ce genre de situation. Puis il la laissa seule : la représentation allait commencer dans quelques minutes.
J'étais tétanisée, j'avais peur de la déranger, de la blesser. Malgré tout j'entrai, parce qu'il fallait bien qu'elle se prépare pour aller jouer. Lorsqu'elle me vit, son visage afficha comme un soulagement - et pour la première fois, elle me regarda vraiment, et me sourit. Je crus déceler une lueur d'envie à la vue de mon corps bêtement banal et sans intérêt, mais quelque part cela me semble cliché. Peut-être était-elle obligée de sucer quelques mecs qu'elle n'aimait pas, mais malgré tout, elle savait bien (et moi aussi) quels avantages elle avait à être belle et attirante plutôt qu'insignifiante.
Quelques minutes plus tard, elle montait sur scène. Et moi je démissionnais. Parce que j'avais eu ma dose de beauté, ma dose de vie que je n'aurais jamais. Et j'ai appris à vivre, en étant bien sûre de toujours agir comme ne le ferait jamais Sofia.